Les médecins connaissent cette citation :« Que ton aliment soit ton premier médicament ». Attribuée à Hippocrate, le père de la médecine, elle a traversé les siècles. Pourtant, de nos jours, l’alimentation reste étonnamment absente du discours médical.
Alors que les maladies chroniques liées au mode de vie explosent – obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, cancers, maladies inflammatoires – la nourriture est bel et bien un facteur central de prévention et de soin. La nutrition est aujourd’hui reconnue comme une priorité de santé publique. Pourtant, dans la pratique quotidienne, elle demeure en arrière-plan, souvent réduite à quelques conseils généraux comme « mangez moins gras, moins sucré, moins salé ».
Comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi la médecine, si avancée sur le plan technologique et pharmacologique, laisse-t-elle si peu de place à l’alimentation ? Explorons les raisons historiques, structurelles et économiques de cet oubli, les conséquences pour les patients, mais aussi les pistes pour replacer la nutrition au cœur du Soin.
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ToggleUne place historique marginale de la nutrition dans la médecine
Les origines de la médecine moderne
À partir du XIXe siècle, la médecine occidentale s’est profondément transformée. Les progrès de l’anatomie, de la microbiologie et de la chimie ont permis de comprendre les mécanismes des maladies et de développer des traitements spécifiques. L’émergence des vaccins, puis des antibiotiques au XXe siècle, a constitué une révolution sanitaire. Les énormes avancées de la chirurgie, par exemple dans le domaine cardiovasculaire, permettent maintenant de sauver des vies là où cela était impossible il y a encore 50 ans.
Cette orientation a valorisé une approche centrée sur l’organe malade et son traitement. La médecine est devenue analytique, focalisée sur les causes immédiates, avec une priorité donnée à la pharmacologie. Ce succès immense a, paradoxalement, relégué la prévention et les questions de mode de vie au second plan.
La nutrition : un domaine longtemps « annexe »
Pendant longtemps, la nutrition a été considérée comme une simple question d’hygiène ou de bon sens. Les grandes découvertes nutritionnelles – rôle de la vitamine C contre le scorbut, de la vitamine D contre le rachitisme, ou de la vitamine B1 contre le béribéri – ont bien montré l’importance de l’alimentation. Mais une fois ces carences identifiées, la nutrition a été perçue comme un domaine « résolu», sans intérêt majeur pour la médecine moderne.
Cette perception réductrice a durablement marqué les mentalités : « manger équilibré » et compter les calories suffisaient, et le reste relevait plus de la culture ou de la cuisine que de la science médicale. La médecine nutritionnelle, qui se développe aujourd’hui comme une discipline rigoureuse, peine encore à s’imposer comme centrale.
La formation des médecins : un angle mort en nutrition
Faible temps de formation
Les études médicales en France, comme dans de nombreux pays, accordent un temps dérisoire à la nutrition. Une enquête de l’Association française des étudiants en médecine a montré que les futurs médecins reçoivent souvent moins de 20 heures de cours sur le sujet, concentrées sur la dénutrition sévère à l’hôpital, la nutrition des malades en service de soins intensifs, ou les cas extrêmes de carences.
Les étudiants sortent donc de leur formation avec une expertise solide en diagnostic, pharmacologie et pathologies, mais sans réelle maîtrise des interactions entre alimentation et santé.
À titre de comparaison, les diététiciens reçoivent des centaines d’heures de formation dédiée à la nutrition, aux sciences des aliments et à l’accompagnement pratique des patients.
Conséquences sur la pratique médicale
Dans leur exercice quotidien, beaucoup de médecins ne se sentent pas armés pour conseiller leurs patients sur l’alimentation. Faute de connaissances approfondies ou mises à jour, ils se réfugient dans des messages simplistes : « mangez moins de graisses », « réduisez le sucre », « faites plus d’exercice ».
Parfois, ils délèguent aux nutritionnistes ou diététiciens, mais sans réelle coordination, ce qui laisse les patients dans un flou. Certains patients demandent même : « un nutritionniste est-il un médecin ? une nutritionniste est-elle remboursée ? » – preuve d’une grande confusion dans le public, liée à l’absence de discours clair dans le monde médical.

La pression du système de soins et de l’industrie
Un modèle économique centré sur l’acte médical
Le système de santé actuel privilégie la prise en charge curative plutôt que préventive. En France, comme dans beaucoup de pays, la consultation médicale est rémunérée à l’acte. Cette logique incite à multiplier les consultations courtes plutôt qu’à consacrer du temps à l’éducation du patient.
Un médecin dispose en moyenne de 15 à 20 minutes par consultation. Dans ce laps de temps, il doit écouter le patient, poser un diagnostic, rédiger une ordonnance, parfois prescrire des examens complémentaires. Il reste très peu de place pour aborder les habitudes alimentaires de façon détaillée. Pourtant, ces habitudes sont au cœur de nombreuses maladies chroniques.
La rémunération à l’acte incite à multiplier les consultations plutôt qu’à investir du temps dans l’éducation nutritionnelle. Pourtant, la nutrition est une priorité de santé publique : les repères du Programme national nutrition santé (PNNS) existent, mais leur mise en œuvre dépend rarement des soignants en première ligne.
Le paradoxe est là : alors que la nutrition devrait être une priorité de santé publique, le système n’encourage pas ses acteurs à y consacrer du temps. Éduquer à l’alimentation ne rapporte pas financièrement et n’est pas valorisé dans les parcours de soins.
Le poids de l’industrie pharmaceutique
Un autre facteur est le financement de la recherche. La majorité des études cliniques conduites pour la mise au point d’un nouveau médicament sont soutenues par l’industrie pharmaceutique, qui investit uniquement dans des traitements brevetables, donc potentiellement rentables financièrement.
La nutrition, moyen naturel par essence non brevetable, plus diffuse et difficile à rentabiliser, attire beaucoup moins de financements.
Quand les campagnes agroalimentaires brouillent les messages
À ce contexte médical s’ajoute l’influence massive de l’industrie agroalimentaire. Depuis plusieurs décennies, les grandes marques investissent des sommes considérables dans la publicité. Ces campagnes mettent en avant des produits transformés, souvent riches en sucres, graisses saturées et additifs.
Le problème n’est pas seulement commercial : il est éducatif. Les messages marketing brouillent les repères de prévention. Quand une boisson sucrée se présente comme source d’énergie « indispensable », ou quand des céréales ultra-sucrées sont vendues comme « riches en fibres », les patients reçoivent des signaux contradictoires.
Les professionnels de santé se retrouvent face à des patients persuadés de « bien manger » grâce à des slogans publicitaires, alors que leur alimentation favorise en réalité la prise de poids et l’inflammation chronique.

Les conflits d’intérêts : l’exemple du sucre et des sodas
À cela s’ajoutent les conflits d’intérêts. L’histoire récente de la recherche sur le sucre en est une illustration parlante. Dans les années 1960, certaines études financées par l’industrie sucrière ont minimisé le rôle du sucre dans les maladies cardiovasculaires, en accusant principalement les graisses. Cette orientation a influencé des décennies de recommandations nutritionnelles.
Plus récemment, des enquêtes ont révélé le financement d’études par les géants des sodas pour mettre en avant le rôle de la sédentarité plutôt que celui des boissons sucrées dans l’épidémie d’obésité. Ces « études » perturbent la confiance dans la recherche et retardent l’adoption de messages de prévention dénués d’ambiguïté.
Les conséquences pour les patients
Frustration et errance médicale
Nombre de patients décrivent la même expérience : leurs symptômes sont pris en compte, mais pas l’origine de leurs troubles. Le rôle de leur alimentation dans leurs maladies est très rarement abordé. Une personne souffrant d’obésité reçoit souvent des prescriptions médicamenteuses ou un simple conseil de restriction calorique, sans accompagnement sur la qualité des aliments, ou alors seulement les conseils de bases « mangez moins gras, moins sucré et faites du sport ».
Un patient diabétique, lui, se retrouve parfois noyé sous des régimes contradictoires trouvés sur internet, sans soutien structuré. Les personnes âgées hospitalisées subissent fréquemment une dénutrition non détectée, aggravant leur état général.
Ces exemples illustrent un manque global de prise en charge nutritionnelle dans le parcours de soin.
Terrain favorable aux régimes miracles et aux pseudo-thérapies
Ce vide crée un terrain favorable aux régimes miracles et aux pseudo-thérapies. Les « gourous » de la nutrition, les influenceurs et certaines pratiques douteuses prospèrent là où la médecine ne propose pas de réponse.
On voit se multiplier les mythes sur la nourriture : régimes ultra-restrictifs, promesses de détox, cures aux vertus exagérées. Beaucoup de patients y adhèrent, faute d’avoir trouvé une alternative fiable auprès de leur médecin. Et ceci sans préjudice des messages qui se veulent « éthiques » comme : « Ne mangeons pas de viande pour protéger la planète »
Pourquoi la nutrition doit être réintégrée au cœur du soin
Un facteur clé des grandes maladies chroniques
L’alimentation est un médicament quotidien, et un levier d’action sur la santé extrêmement puissant. Elle peut prévenir l’apparition de maladies chroniques ou, au contraire, accélérer leur progression. Aujourd’hui, il est démontré que l’alimentation joue un rôle majeur dans l’initiation et le développement de maladies comme le diabète de type 2, l’obésité, les maladies cardiovasculaires, certains cancers, mais aussi l’inflammation chronique de bas grade.
Ignorer la nutrition, c’est se priver d’un outil puissant pour améliorer la santé publique et réduire la charge des maladies chroniques. L’utiliser au mieux de ses possibilités permettrait de générer d’immenses économies pour notre système de santé exsangue : moins de maladies, moins d’examens, moins de soins coûteux, moins de patients hospitalisés, moins de mal-être, moins d’accidents iatrogéniques (les effets indésirables parfois graves ou même mortels dus aux médicaments), et du temps redonné à des structures débordées et des soignants épuisés.
Il est temps de s’appuyer sur la nutrition pour soulager la médecine dans sa version « pompier en Intervention d’urgence », et lui redonner ses lettres de noblesse et sa vraie place : soigner avec des traitements médicamenteux seulement lorsque les autres moyens s’avèrent insuffisants.
La science de la nutrition : une discipline rigoureuse
Contrairement à l’image simpliste qui lui colle parfois à la peau, la nutrition est une science complexe. Les avancées récentes sont impressionnantes :
- Études sur le microbiote intestinal et son rôle dans la régulation du poids, l’immunité et la santé mentale (lien avec la dépression).
- Mise en évidence de l’inflammation silencieuse comme cause principale de nombreuses maladies chroniques.
- Développement du concept d’indice glycémique, qui a profondément modifié la compréhension du diabète et de l’obésité.
- Rôle du stress oxydatif dans la dégradation des fonctions physiologiques observées au cours du vieillissement ou de certaines maladies
- Émergence de la nutrigénomique, qui explore comment les nutriments interagissent avec l’expression des gènes.
La médecine nutritionnelle, loin des clichés « cinq fruits et légumes par jour », est une discipline rigoureuse, au même titre que la cardiologie ou l’endocrinologie.
Comment avancer vers une meilleure intégration de la nutrition en santé ?
Former les médecins et soignants
La première étape est d’inclure davantage d’heures de nutrition dans les études médicales. Les jeunes médecins doivent apprendre à analyser l’alimentation comme un facteur de santé à part entière, et non comme un conseil accessoire.
Il est aussi nécessaire de renforcer la collaboration interprofessionnelle avec les diététiciens, qui possèdent une expertise pratique complémentaire. Un suivi conjoint permettrait de mieux accompagner les patients, tout en déchargeant les médecins.
Prendre en compte la spécificité de la nutrition
L’alimentation est un moyen de soins plus complexe à suivre qu’une ordonnance. Elle nécessite des connaissances solides du soignant, et une transmission adéquate de ces connaissances vers les patients. C’est un premier point indispensable.
Mais l’alimentation exige également une approche particulière de la part du soignant : pour la modifier, il faut impérativement prendre en compte ses dimensions affectives, culturelles, émotionnelles et routinières. Le soignant doit être formé à une psychologie particulière, celle des habitudes et de la résistance aux changements. La réussite de ses conseils en dépend.
Redonner une place à la prévention
Revaloriser la prévention, c’est aussi revaloriser le temps éducatif. Certaines expériences dans les pays nordiques montrent que des consultations plus longues, avec une part dédiée à l’éducation nutritionnelle, réduisent significativement les hospitalisations liées aux maladies chroniques.
Développer la prévention nutritionnelle est un investissement pour l’avenir : moins de complications, moins de dépenses hospitalières, meilleure qualité de vie.
Le rôle des patients et de l’information fiable
Enfin, les patients ont un rôle à jouer. Chercher une information fiable, consulter des professionnels formés comme les diététiciens-nutritionnistes sont des démarches essentielles.
Face à la prolifération des discours contradictoires, la vulgarisation scientifique est cruciale. « La santé est la plus grande richesse », dit un proverbe. La santé n’a pas de prix, et la nutrition doit être vue comme une richesse à cultiver au quotidien.

Une longévité en bonne santé
La nutrition est la grande oubliée de la démarche de santé moderne. Pour des raisons historiques, structurelles et économiques, elle a été reléguée au second plan. Pourtant, face aux maladies chroniques, elle représente l’un des leviers les plus puissants pour prévenir, accompagner et améliorer la santé des patients.
La nourriture est un médicament quotidien. Elle agit sur notre énergie, notre poids, notre immunité, notre santé digestive, cardiovasculaire, rénale… et même notre équilibre émotionnel. Loin d’être un simple « conseil de bon sens », la nutrition est maintenant une science, une médecine de précision qui sait nous assurer une espérance de vie plus longue et en bonne santé.
La bonne nouvelle est que chacun peut agir, dès aujourd’hui. Les patients peuvent adapter leur alimentation, prévenir la dénutrition, soutenir leur énergie, et améliorer leur qualité de vie. Les professionnels de santé, eux, peuvent travailler main dans la main entre disciplines complémentaires pour les guider dans cette direction.
Réintégrer la nutrition au cœur du soin, c’est rendre hommage à la vision d’Hippocrate : « que ton aliment soit ton médicament ». Plus qu’un slogan, c’est une nécessité pour bâtir la médecine de demain.
Quelques articles qui illustrent ce propos
Site de Santé Publique : lien
AMELI : lien
Thèse d’un médecin sur les connaissances des étudiants en médecine : lien